C’est étonnant comme un évènement d’apparence ordinaire peut vous donner perspective totalement nouvelle d’une situation qui vous obsède au quotidien. Hier soir après une journée particulièrement éprouvante mentalement, je suis tombée sur une vidéo apparue dans la liste des vidéos de cuisine recommandées pour moi par Facebook. J’en regarde presque tous les jours pour me détendre en fin de journée.
Mais la particularité de celle-ci était qu’elle expliquait le procédé de fabrication artisanale du beurre. Pendant 15 minutes, sans vraiment y prêter toute mon attention, j’ai écouté tous les secrets de 2 siècles de tradition française dans la transformation d’un bloc de matière première à base de lait, en un produit de gastronomie raffiné.
Voici ce qui a attiré mon attention et a créé un déclic dans mon esprit. Jean Yves Bordier, le fromager-beurrier qui faisait l’objet du reportage, expliquait que le travail de beurrier s’apprend en 3 trois ans. Non parce que la technique en elle-même nécessite 3 ans d’apprentissage, mais parce que la succession des saisons agit différemment sur la texture de la matière première.
Le soleil et la pluie donne à l’herbe et à la terre une note particulière, mise « en musique » par la succession des saisons : l’hiver, le printemps, l’été et l’automne. Ainsi, pour apprendre à maîtriser toutes les subtilités du malaxage du beurre, dont la texture est le résultat de l’alimentation des vaches et du produit des saisons, il faut environ 3 ans.
Cette information a agi dans mon esprit comme le déclic que j’attendais, puisqu’elle faisait écho à une difficulté immédiate que j’endurais : Produire l’excellence est long et inconfortable !Et aussi évident que cela puisse sembler, y être confronté est toujours une douloureuse expérience !
Je ne compte plus les projets révolutionnaires que je n’ai jamais commencé, les grandes idées qui ne sont restées que des mots ou les programmes entamés mais restés inachevés. Pourtant, certaines personnes se sont résolues à embrasser la difficulté qu’il y a à créer un produit d’exception, souvent au prix de décennies de travail. Et c’était ce que je découvrais dans ce documentaire sur ce fromager, lui-même fils de fromager.
Le beurre Bordier dans sa version nature coûte en moyenne deux fois plus cher que le beurre industriel. Son prix vient à la fois de sa qualité mais surtout de sa rareté. Une recherche plus approfondie m’a permis de découvrir que Jean Yves Bordier est le seul fromager-beurrier en France à produire son beurre en utilisant la technique de malaxage artisanale. Et la malaxeuse qu’il utilise a été spécialement reproduite du modèle de celles qui étaient utilisées au 19ème siècle et dont la fabrication était arrêtée depuis 1977.
De plus, bien qu’il s’aide de cette machine, l’artisan doit modeler de sa main le bloc de beurre de 50 kilos pendant plusieurs heures. Par conséquent, le beurre Bordier est produit en 72 heures en moyenne, contre 6 heures pour le beurre industriel. Mais ces 72 heures cachent un processus bien plus long.
Le lait qu’il utilise est issue d’un collectif de laitiers triés sur le volet. Il est ensuite tiré de vaches élevées en pleine nature et se nourrissant de l’herbe poussant du sol plutôt que du mélange à base de céréales et de vitamines qu’on utilise pour gaver les vaches issues de l‘élevage industriel.
Mais ce n’est pas tout ! Une fois sorti de la malaxeuse, le beurre est moulé à la main par des artisans à qui il faut un minimum de 6 mois d’apprentissage pour pouvoir lui donner sa forme de cône si reconnaissable !
Plus j’obtenais d’information sur ce processus et plus il me rappelait les procédés utilisés dans l’industrie du luxe dans tous les domaines. La conception d’un carré Hermès, d’une chaussure en cuir garantie à vie par la marque Weston, d’une pièce de joaillerie Cartier ou d’un sac Chanel et de tous ces produits de marques qui ont poussé le souci du détail à son comble, ont en commun la même chose : produire l’excellence est long et inconfortable !
L’inconfort n’est peut-être pas la chose la plus évidente à remarquer lorsque des années de pratique donne l’apparence de la facilité. Par exemple, le football n’est qu’un jeu pour la plupart des gens. Mais si ce jeu mobilise une industrie qui engrange des milliards d’euros, c’est parce qu’une poignée de personnes en a fait un art à force des sacrifices et des douleurs que nécessite l’entraînement de haut niveau.
Pouvoir courir et dribbler avec un ballon pendant 90 minutes tout en donnant cette impression de facilité qui fait du football un divertissement, est un travail long et très inconfortable. Ce qui m’amène au dernier point de ma réflexion : Il y a une différence entre l’idée de faire une chose et l’action de la faire !
La plupart des gens savent que l’inconfort accompagne la progression vers l’excellence. Mais le savoir ne remplace en rien l’expérience de cet inconfort. Et je le sais parce que je l’ai vécu.
Chaque année j’ai une nouvelle lubie. L’année dernière par exemple, j’ai décidé de me mettre au Taekwondo. J’avais toujours rêvé de pratiquer un art martial. J’ai donc lourdement investi dans l’achat d’un Dobok, l’uniforme utilisé par les taekwondoïstes, et bien sûr le livre qui va avec. Je me suis lancé corps et âme dans la pratique de cet art martial, deux fois par semaines sans compter les répétitions que je m’imposais chez moi à mes heures perdues. L’affaire a duré exactement… Trois mois !
Ensuite je me suis trouvé une série d’excuses très valides pour ne plus retourner à l’entraînement et passer ma ceinture jaune. L’examen de changement de ceinture était pourtant programmé pour la semaine qui suivait celle où j’ai abandonné. Après introspection sur les raisons de mon abandon, je me suis rendu compte que ce qui me faisait peur c’était de me ridiculiser lors de cet examen. Je voulais être parfaite, alors j’ai préféré l’abandon à la perspective de l’échec ou du ridicule.
De la même façon, depuis mon adolescence, j’ai testé avec plus ou moins de succès : le piano, le chant, la dance et aujourd’hui le blogging. Et à chaque fois qu’il a fallu franchir une nouvelle étape dans mon apprentissage, j’ai été confronté à la douleur, la honte ou la peur.
Alors en entamant mon aventure dans le blogging, je savais déjà que la chose serait par moment inconfortable, mais aucune théorie ne remplacera jamais le grand moment de solitude que l’on vit après avoir consacré des heures à produire un navet !
Mais si atteindre l’excellence est un processus si inconfortable, c’est aussi parce qu’il impose une crise identitaire. S’exposer à la critique des autres lorsque l’on est dans un processus d’apprentissage est déchirant. Mais le déni peut très vite nous rendre sourd aux critiques des autres, qu’elles soient constructives ou non.
Cependant, aucune voix n’est plus forte que celle de sa propre conscience, que l’on entend dans l’honnêteté de l’introspection. Le processus d’accoucher de la personne qu’on veut devenir est douloureux et il n’y a aucun moyen de contourner cette douleur.
Dans mon cas, il s’agissait de laisser tomber l’idée que j’étais naturellement douée et que je n’avais pas besoin de faire autant d’efforts que les autres, pour accepter d’être mauvaise et ainsi de trouver l’opportunité de m’améliorer. Être mauvais avant de devenir bon est un processus par lequel passent tous les maitres. Et n’y a qu’une façon de ne pas être mauvais dans une discipline, c’est de ne jamais le pratiquer.
Au moment où j’écris ces lignes, il est 04h19. Le dernier texte que j’ai écrit était tellement mauvais qu’il m’a ôté l’envie de dormir. Alors j’ai fait la seule chose qu’il y a à faire pour progresser dans l’écriture : écrire ! Maria Callas, une des plus grandes chanteuses d’Opéra du 20ème siècle disait qu’il fallait s’entrainer et persister à s’entraîner au chant, jusqu’à ce que chanter ait l’air facile. Pour exceller, il faut pratiquer encore et encore ! Comme le beurrier apprend pendant 3 ans la technique du malaxage artisanal du beurre !
Par passion ou par obligation, l’amélioration est dans l’action !